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mardi 11 mai 2010

Daniel Bensaïd | hommage de la revue « Lignes »


Le 12 janvier 2010, Daniel Bensaïd est mort à Paris, à l’âge de 63 ans. Pour Lignes, mais pas seulement, cette mort aura été l’occasion une considérable tristesse, dont ce numéro témoigne.

De cette tristesse, comment témoigner sinon par un hommage (en d’autres temps, on eût dit un «  tombeau  ») ? Moins peut-être qu’un hommage, par un portrait. Par le portrait d’un homme qui ne manquera pas de se dessiner au fur et à mesure des nombreuses contributions sollicitées (et tous ont dit quelle humanité était celle de cet homme, qui témoignait a fortiori pour la sincérité de son engagement intellectuel et politique), et par le portrait d’une pensée. Sont-ils ici différents ? Le sont-ils plus qu’avec n’importe qui d’autre ? Ils le sont en effet, parce qu’il n’est pas courant qu’un intellectuel soit aussi un militant et parce que l’intellectuel et le militant, quelque effort que toute sa vie Daniel Bensaïd ait faits pour qu’ils aillent du même pas, ne sont pas absolument semblables ni égaux. Impossible de les séparer absolument, sans doute ; difficile cependant de les superposer exactement. À Lignes il revient de faire le portrait du penseur plus que celle du militant, de témoigner des livres plus que de l’action.

Les livres eux-mêmes témoignent d’ailleurs de cette distinction incertaine : la quasi absence de livre, d’abord, toutes les années où celui-ci se consacra à l’immédiateté de la lutte politique (co-fondation de le Jeunesse communiste révolutionnaire en 65, participation à la création du Mouvement du 22 mars en 68, puis à celle de la Ligue communiste révolutionnaire…) : quatre livres en vingt ans, en tout et pour tout. Puis vingt-cinq livres les vingt années suivantes. Dont les plus importants, ceux qui le feront passer par Benjamin (Sentinelle messianique) pour repenser Marx (L’intempestif). Un travail de fond qui fait de lui l’un des exégètes (engagés) les plus remarquables du corpus marxiste, c’est ce qu’il est au moins possible d’en dire ; mais qui fait de lui aussi et surtout celui qui a le plus profondément remis en jeu la validité du marxisme pour le monde contemporain.

Il a régulièrement contribué à Lignes dès et depuis 1993 ; Lignes à qui il a donné quatre de ses derniers livres ces cinq dernières années ; entre autres Fragments Mécréants, et Penser, Agir.

vendredi 23 avril 2010

Gilles Châtelet | Les animaux malade du consensus

Pour commémorer le dixième anniversaire de la mort de Gilles Châtelet, auteur du fameux essai critique Vivre et penser comme des porcs, paru en 1998, les Éditions Lignes publient le recueil de ses interventions et textes politiques inédits ou devenus introuvables.

Voilà dix ans, le mathématicien et philosophe Gilles Châtelet publiait un essai singulier et prophétique, dont le titre retentit encore  : Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, (Éditions Exils, 1998, puis Folio actuel, 1999, régulièrement réimprimé depuis).
Vivre et penser comme des porcs était l’un des premiers à analyser, avec la rigueur du scientifique, la verve du polémiste et la patience du philosophe, le processus de domestication généralisée imposé par ce qu’il était alors convenu d’appeler le «  nouvel ordre mondial  », ordre qu’il nomme tantôt «  cyber-mercantile  », tantôt «  démocratie-marché  ». Ce faisant, il ouvrait la voie aux philosophes, qui, après lui, pourfendent la démocratie en montrant combien elle est soluble dans l’économie de marché. Gilles Châtelet en appelait à la constitution d’un front du refus fondé sur une philosophie de combat  : «  Nous devons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu…  » Ce livre, publié juste avant qu’il ne se donne la mort, au début juin 1999, était l’aboutissement d’une longue maturation, le fruit d’expériences, de rencontres qui avaient nourri sa tendance naturelle à la révolte et aiguisé son esprit de résistance à toutes formes de répression  : politique, philosophique ou institutionnelle, partout où l’irréductibilité vertigineuse et «  l’innocence du quelconque  » peuvent être mises à mal au nom du dogmatisme, de l’idéologie, de la pensée et du système uniques.
Gilles Châtelet avait commencé de rendre publique ses critiques du consensus dès les années 1980 (les années Mitterand ; il est sans doute, là encore, l’un des premiers à avoir décelé le consensus auxquel se livrait la gauche de gouvernement). Ce sont ces interventions et articles, depuis devenus introuvables, ou les textes restés inédits que nous réunissons sous le titre  : Les Animaux malades du consensus. Ces proses critiques très maîtrisées, d’une lucidité mordante, constituent autant de fables des temps modernes, mêlant considérations philosophiques et humeur, humour et pensée critique, où l’on retrouve en germe le bestiaire et les généalogies de son unique et ultime pamphlet. Ses analyses stimulantes, suffocantes de pertinence et de liberté de ton, sont taillées à la mesure des questions d’actualité d’alors, qui demeurent des plus brûlantes  : l’Université, le travail, l’usage des drogues, les élites, la vitesse, le pétro-consensus… En somme, un exercice spirituel qui rappelle, en période de glaciation et d’amnésie, que la liberté n’est pas un choix mais un fait ; qu’il ne s’agit pas seulement d’invoquer son principe mais bien de travailler aux conditions de son exercice.
Extrait  : «  Pourtant l’Élite consensuelle reste inquiète  : elle a trop bien réussi à désosser la populace générique, à lui ôter toute énergie  : la Chair à bon choix ne se dérange même plus pour ratifier. On se désespère  : où est le père Noël qui fera émerger un Grand Projet  ? Comment électriser le Grand Zéro  ? Bien sûr, l’État “fonctionne” toujours, mais jamais une fonction n’a accouché d’un projet  ! Au niveau national on compte beaucoup sur les “questions de société” et la “défense des valeurs” pour exalter un peu la Chair à bon choix. Mais on ne peut espérer que les États restent les seuls maîtres d’œuvre de la Grande Charte Sanitaire du Mental qui s’esquisse. Les ministères de la lutte du Bien contre le Mal de chaque pays pourront sans doute assumer la sous-traitance indigène des croisades et des Grandes Battues et gérer le Service National des dénonciations, mais il semble que seules les multinationales de la superstition, comme l’Unification Church, l’Église de scientologie, etc., soient aptes à répondre à la demande mondiale de crétinisation.  »