La vaste littérature critique sur Heidegger et sur la place de choix que son « ontologie fondamentale » et sa pensée de l’Être occupent dans la philosophie du siècle n’enregistre jusqu’à présent aucune confrontation avec l’entreprise symétrique de Georg Lukács de situer l’ontologie au centre de la problématique philosophique, en édifiant à partir de Marx une théorie de l’être social ancrée dans une pensée de l’être et de ses catégories. Non seulement les heideggériens ont ignoré les derniers grands ouvrages de Lukács, l’Esthétique et l’Ontologie de l’être social, mais les nombreux interprètes parfois très critiques de l’œuvre heideggérienne ont préféré garder le silence sur les œuvres du dernier Lukács, en se privant ainsi de la possibilité de découvrir ce qu’il faut bel et bien désigner comme l’antipode de l’« ontologie phénoménologique » et de la Seynsphilosophie heideggérienne. Or une telle confrontation serait féconde. Confronter, par exemple, l’être-dans-le-monde heideggérien avec le réalisme ontologique de Lukács, la conception éminemment dialectique de la relation sujet-objet du second avec la présomption heideggérienne d’avoir bouleversé la dualité sujet-objet et d’avoir institué une pensée radicalement nouvelle de la « subjectivité du sujet » permet de mesurer la portée des analyses ontologiques de Lukács, ainsi que leur efficacité dans la déconstruction de la pensée heideggérienne. Une lecture croisée des textes de Lukács et de Heidegger, mais aussi de ceux d’Ernst Bloch ou de Nicolaï Hartmann, n’a rien de surprenant, si on tient compte qu’au-delà des clivages et des antagonismes, des incontestables similitudes de problématique existent entre des penseurs qui se sont proposé chacun d’élaborer une ontologie dans les condi-tions spécifiques du XXe siècle. Il nous semble évident, par exemple, que la volonté de circonscrire la spécificité de l’humanitas de l’homo humanus, le niveau ontologique singulier qui définit l’existence humaine par rapport à d’autres types d’existence, traverse comme un axe central la réflexion de Lukács aussi bien que celle de Heidegger. Peut-on établir, par conséquent, une proximité quelconque entre le « monde » lukácsien (la Welthaftigkeit, dont il parle dans son Esthétique, ou le « monde » de la quotidienneté, dont nous entretient le chapitre sur l’idéologie de son Ontologie) et le « monde » heideggérien, dont il faut rappeler qu’il est un Existenzial, une caractéristique consubstantielle au Dasein, à la réalité-humaine ? Choisissons comme terrain de comparaison entre les différentes ontologies la relation sujet-objet et le concept de « monde ». Heidegger, on le sait, refuse à la question de l’autonomie ontologique du monde extérieur une quelconque portée philosophique, en affirmant expressis verbis que le surgissement d’un monde n’est possible qu’avec l’émergence du Dasein (de la réalité-humaine), l’existant en-soi (das Seiende) étant par lui-même a-mondain (ou weltlos, sans monde). Le syntagme heideggérien « die Welt weltet », ou « es weltet » (le monde se mondanéise) implique la co-présence d’un sujet, l’être-subsistant (das Vorhandene) restant figé par son a-subjectivité dans une inertie d’extériorité (selon l’expression de Sartre). Lukács, en revanche, fait de l’autonomie ontologique du monde extérieur un pilier de sa réflexion, en soulignant constamment que sans la prise en compte du das Ansichseiende (de l’être-en-soi), de l’autonomie et de la consistance objective du réel, au-delà de toute ingérence de la subjectivité, on ne peut pas comprendre la genèse de la praxis humaine. (Lire la suite…)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire