Impérialisme, Empire et résistances
Flavie
Achard, Pierre Beaudet, Stéphane Chalifour, Donald Cuccioletta, Francis
Fortier, Philippe Hurteau, Thomas Chiasson-Lebel, Ghislaine Raymond.
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Introduction du numéro
En 1914, l’histoire contemporaine
basculait avec la Première Guerre mondiale. Elle qui lançait le monde entier
dans un conflit d’une violence sans précédent. Cette guerre interétatique aux
accents de lutte de classe voit s’affronter différentes puissances
impérialistes dans une rivalité qui en éliminera plusieurs. C’est autour de
cette époque que le marxisme s’est d’abord intéressé avec une attention
particulière à la question de l’impérialisme.
Au moment d’assembler ce numéro, cent ans
plus tard, le parlement canadien, composé d’une majorité de conservateurs,
vient d’appuyer la participation du Canada à des bombardements aériens en Irak.
L’objectif plutôt flou est d’affaiblir un groupe armé qui opère dans la région,
l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui représenterait une
« menace à l’échelle mondiale »[1].
Cet objectif a été réaffirmé à la suite des incidents à
Saint-Jean-sur-le-Richelieu et à Ottawa en octobre dernier lorsque des
militaires ont été tués. Les services de sécurités affirment que les meurtriers
se réclamaient d’un certain islam « radical », ce qui justifierait,
selon le gouvernement, de participer encore plus à la « guerre contre le terrorisme
mondial ».
Les États-Unis sont au cœur de la coalition qui
s’engage dans cette nouvelle offensive. Capables de mobiliser en quelques semaines les forces des pays les plus
avancées contre l’ennemi désigné du jour, les États-Unis assument, une fois de
plus, un rôle central au sein d’une dynamique de police impériale. Mais ils n’agissent pas seuls. Ils
choisissent de chercher des alliés et de créer une coalition internationale, sans
toutefois s’appuyer d’abord sur les instances multilatérales existantes. Après
l’Afghanistan, l’Irak et la Lybie, de telles entreprises belliqueuses ressemblent
à une gestion à la pièce où chaque manœuvre génère une nouvelle crise.
Les États-Unis sont aussi au centre de la gestion du capitalisme mondial, et malgré
l’importance grandissante des autres blocs capitalistes (Europe, Japon) et des
pays émergeants (BRICS), ils demeurent le pivot de l’articulation mondiale du
capital. Or encore là, les États-Unis ne sont pas seuls, et malgré la
centralité du dollar, la City de Londres contrôle une très grande partie de la
finance mondiale. Dans ce domaine aussi, la réponse à la plus récente crise économique
ne semble guère offrir de solution[2],
et encore moins à long terme.
La centralité des États-Unis et
l’étendue de leur emprise constituent sans doute l’une des nouveautés de notre
époque, qui lui donne cette apparente unipolarité. Mais les États-Unis sont à
la fois tiraillés dans leur position dominante, constamment défiée, tout en
devant continuellement renouveler leurs appuis, de gré ou de force.
Quelle forme d’impérialisme sous le
capitalisme actuel ?
Pour
expliquer l’impérialisme il y a cent ans, la littérature marxiste cherchait ce
qui unit les versants économique et militaire de différentes dynamiques
nationales, et comment, sous le capitalisme, ce lien se développe en impérialisme
et en rivalités inter-impériales. Selon cette perspective, la nature expansive
du capitalisme atteint vite les limites de chaque État, et génère des pressions
incitant les États à conquérir de nouveaux espaces. Cela provoque des conflits internationaux et des guerres
(voir le texte de Radhika Desai qui revient sur ces approches).
Depuis lors, le capitalisme a évolué. De
capital financier (alliance du capital bancaire et industriel selon Hilferding)
il est devenu capitalisme «financiarisé», dans lequel la reproduction de la
logique d’ensemble du système, bien qu’ayant absolument besoin de la protection
et du soutien des États, se déroule en des flux continus de marchandises et de
capitaux qui traversent les frontières, bien souvent en demeurant hors de la
portée des États. Plus qu’il y a cent ans, le défi de saisir l’interaction des dimensions
économique et politique apparaît comme un véritable casse-tête dont le nombre
de pièces est dédoublé par la nécessité d’intégrer les dimensions culturelles
et idéologiques à la compréhension du problème. Il vaut donc la peine de
présenter plusieurs approches concurrentes qui sont au cœur des débats actuels
pour permettre de mieux les évaluer.
Quelques perspectives
Pour saisir ces tensions, entre la domination
des États-Unis et les contre-tendances à la fragmentation de l’empire d’une
part, et entre la domination économique et militaire de l’autre, il peut être
utile de regrouper les différentes perspectives présentées ici en quelques
courants. Selon un premier courant, inspiré de l’approche post-impérialiste de
Hardt et Negri, il n’y aurait plus de rivalités inter-impériales comme au temps
de la Première Guerre mondiale, mais plutôt une immense entité qu’ils
appellent Empire. Ce dernier n’étant
pas organisé autour d’un l’État, serait plutôt mu par une dynamique
déterritorialisée et décentralisée, à la fois plus diffuse et plus profonde. La
souveraineté serait organisée en réseaux sans sommet, mais maintenu par un
tissu de dirigeants : riches PDG, chefs d’États et technocrates
d’institutions internationales (voir le texte de Colette St-Hilaire). En se
recentrant sur une perspective économique, ce courant n’identifie plus
l’impérialisme comme étant le fait des États, mais plutôt celui des
corporations transnationales qui dictent leurs règles aux États de manières à
verrouiller celles-ci par des traités internationaux (voir le texte de Michel Husson).
Cette déterritorialisation trouverait également son expression dans la façon
dont se mènent les guerres contemporaines. Avec la prolifération des drônes,
les guerres ne sont plus fixées dans le temps et l’espace comme à l’époque des
tranchées. Elles se déroulent en continue et un peu n’importe où, dans un champ
de bataille globalisée dans lequel les soldats de l’un des camps sont
inatteignables (voir le texte de Stéphane Chalifour et Justine Trudeau).
Selon la seconde perspective, l’État n’aurait,
au contraire, rien perdu de son importance. Plus encore, l’empire a plus que
jamais un sommet, l’État des É.-U, qui assume le fardeau de gérer le
capitalisme global tout en cherchant à y assurer la position dominante de ses corporations
(voir le texte de Leo Panitch). Cette position de gestionnaire du capitalisme
mondialisé n’est toutefois pas directement liée à la domination militaire qu’exerce
ce pays, qui répond plutôt à une logique d’expansion territoriale (voir le
texte de Maya Pal). Malgré leurs nombreux points de contact, ces deux logiques doivent
être comprises comme étant autonomes l’une de l’autre.
Cette domination des États-Unis ne pourrait n’être
que passagère, et y accorder trop d’importance risquerait, comme l’arbre, de
dissimuler la forêt toute entière. C’est ce que suggère une troisième approche selon
laquelle la position des États-Unis depuis la fin de la guerre froide n’est qu’une
situation temporaire résultant du développement inégal et combiné du
capitalisme (voir le texte de Nancy Turgeon). Les rivalités qui en découlent ne
pourront faire autrement que de provoquer un renouvellement conflictuel qui
verra un nouveau centre émerger.
Finalement, il n’est pas dit que l’impérialisme
soit le meilleur concept pour saisir ce qui est en jeu. Il y a en effet
poursuite de dynamiques coloniales (voir le texte de Pierre Beaudet), tant
internationales qu’entre différentes nations au sein d’un même pays, où l’éradication
d’une culture fait partie intégrante du programme, que ce soit en Haïti (voir
le texte de Denyse Côté) ou au Canada. Alors, la poursuite du colonialisme, ou
son renouvellement par le néocolonialisme, pourrait être des concepts plus
adéquats pour saisir les visées dominatrices.
Impérialisme canadien
Quant
à lui, le Canada n’est pas de reste. Cet allié subalterne des États-Unis est un
maillon de la chaîne impérialiste. Membre de l’OTAN, puissance (avec un
petit P) active sur divers fronts diplomatiques, militaires et économiques,
l’État canadien contribue à ériger un dispositif de contrôle toujours sous
tension. L’impérialisme canadien par ailleurs ne peut être compris sans mettre
en perspective la conquête coloniale du territoire canadien, habités par
différents peuples qui ont été soumis ou subjugués. Aujourd’hui sous gouverne
néoconservatrice, l’État canadien se propose de devenir une des têtes de pont
pour les nouvelles aventures impérialistes des États-Unis (voir le texte de Donald
Cuccioletta). Cherchant à devenir une superpuissance énergétique, il accélère
les pratiques prédatrices dans le Sud global (voir le texte de Pierre Beaulne),
mais également ici, notamment contre les populations autochtones (voir le texte
de Jen Preston). Les dominants tentent alors de justifier leur action en menant
la bataille des idées : excitant la menace islamiste, annonçant le péril
chinois, brandissant l’invasion des réfugiés, etc.
Nouvelles confrontations, nouvelles
résistances
Un
profond malaise s’exprime tant envers l’impérialisme que le capitalisme, qui ne
profitent jamais vraiment qu’au 1 %. La crise environnementale, conséquence
d’un processus d’accumulation insatiable qui détruit la terre, apparaît de plus
en plus comme le cœur des résistances. Elle survient après le ressac qui a
succédé à des années de luttes altermondialistes contre la fortification du grand
marché capitaliste mondial à travers les traités de libre-échange (voir le texte
de Nathalie Guay et Julien Laflamme). Par ailleurs, les manifestations
mondiales contre l’invasion de l’Irak en 2003, bien qu’elles aient fait partie
des plus importantes manifestations internationales contre l’impérialisme,
n’ont pas réussi à freiner cette guerre dont les conséquences désastreuses
n’ont cependant pas livré les fruits attendus par l’empire (voir le texte de Michael
Picard-Hennessy). En parallèle, la vague latino-américaine vers la gauche
indique que l’extension de la domination impériale ne se fait pas sans résistances
importantes, bien que le capitalisme soit loin d’être dépassé (voir le texte de
Thomas Chiasson-LeBel). D’autres luttes qui s’expriment sous le drapeau de
l’identité communautaire ou religieuse approfondissent également les fractures
qui traversent notre monde (voir le texte de Michel Warschawski).
À
l’heure où se renouvelle l’engagement belliqueux canadien et où la récente
crise persiste et signe, ce portrait complexe et controversé de
l’impérialisme vise à alimenter le vif débat autour de cet enjeu essentiel,
sans prétendre couvrir tout le terrain qui devrait l’être. Contre lui, nous
parions sur la solidarité de ceux d’en bas, contre les dominants d’où qu’ils
soient. Ces guerres et crises périodiques viennent nous rappeler que la
domination ne se déroule pas uniquement, ni peut-être même principalement, à
l’intérieur des frontières, et que la solidarité pour y répondre doit
s’internationaliser.
[1] Déclaration de Stephen Harper rapportée dans Marie
Vastel, « Le Canada en guerre contre l’EI », Le Devoir, 4 octobre 2014,
[2] Christine Lagarde, directrice du FMI, notait
récemment que les investissements n’ont pas repris leur cours d’avant la crise,
surtout en Europe, où l’utilisation des capacités productives existantes n’a
pas atteint le niveau d’avant 2007. Voir International Monetary Fund, Global Financial Stability Report, Risk
Taking, Liquidity, and Shadow Banking, Curbing Excess while Promoting Growth.
Octobre
2014.